L’impact sur l’économie du projet de loi renseignement

Si les questions des libertés fondamentales, des possibilités techniques et des implications judiciaires et extra-judiciaires ont été largement abordées, détaillées, commentées et expliquées, il existe un pan de notre société qui n’a pas encore été étudié et qui sera, pourtant, durement impacté si le projet de loi sur le renseignement est adopté par le Parlement : notre économie.

Aussi trivial et bassement matériel que puisse paraître cet aspect, il n’en est pas moins essentiel, surtout dans un contexte de crise économique qui perdure depuis 2007 et de chômage qui atteint les 10%.

Les fondements : la corrélation entre liberté économique et libertés politiques

Les liens entre les libertés économiques et libertés politiques ont été démontrés et expliqués assez longuement dans Capital and Freedom, paru en 1962 par Milton et Rose Friedman. Partant des théories des Friedman, Clifford F. Thies démontre qu’en utilisant les tests de causalités de Granger et de Granger-Sirns, cette affirmation est toujours d’actualité et continue à se vérifier. Quant aux chercheurs Wu et Davis, ils ont travaillé sur les corrélations de ces deux libertés et en ont conclu que la liberté économique était le moteur du développement économique, qui lui-même est le moteur des libertés politiques, soulignant ainsi que lien direct entre liberté économique et liberté politique.

Il existe un grand nombre d’études qui soulignent la causalité entre le développement économique d’un Etat, la liberté économique et les libertés fondamentales. De façon plus sommaire, on peut également apercevoir un lien en procédant à une comparaison de classements. Ainsi, en comparant le classement des Etats catégorisés « ennemis de l’Internet » par Reporters Sans Frontières(RSF) dans le classement liberté de la presse et celui sur la liberté économique d’Heritage Foundation, on perçoit qu’il y a un lien. A l’exception des Etats qui disposent d’une hégémonie (Etats-Unis, Chine, Royaume-Unis) et ceux dont les ressources naturelles en font un acteur incontournable (Bahreïn, Arabie Saoudite, Russie), les autres Etats sont généralement en bas de classement.

Pourtant, ces mêmes Etats ont tenté de relever leurs économies, notamment en pratiquant une politique très incitative envers les investisseurs directs étrangers (IDE), notamment par l’instauration de zones franches, de défiscalisation, d’accompagnement, d’ouvertures de marchés stratégiques. Malgré ces efforts, les IDE ne se bousculent pas. Mieux encore, dans certains Etats, en raison de la surveillance des communications, il est carrément déconseillé d’y investir. Ainsi, citons l’exemple de la Biélorussie qui a mis au point un programme de surveillance des communications, qui effraient les IDE et contribue à isoler de la scène internationale le marché biélorusse.

Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz soulignait que la confiance était essentielle au bon fonctionnement d’une société car c’est la confiance qui permet de rendre possible les marchés, les contrats et les transactions ; elle facilite également le processus démocratique et est nécessaire à la stabilité sociale.

Dans un Etat dans lequel la surveillance des communications est généralisée, il n’est pas possible d’affirmer que le climat est de confiance. Il serait également naïf d’imaginer qu’il n’y aura pas d’impact direct et pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce qui s’est passé aux Etats-Unis.

Les similitudes entre le FISA et le projet de loi Renseignement

Après les attaques du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont mis en place un système dérogatoire du droit commun, le Patriot Act, dont découle le Foreign Intelligence System Act (FISA).

Le FISA prévoit :

  • Des interceptions de sécurité ;
  • Des interceptions judicaires ;
  • Un régime dérogatoire pour une catégorie d’agents du renseignement, chargés de se livrer à des opérations de piratage informatique ;
  • Des collectes de métadonnées ;
  • Des écoutes téléphoniques.

A ce jour, ce programme est toujours en place aux Etats-Unis. En France, le projet de loi Renseignement prévoit :

  • Des interceptions judiciaires ;
  • Des interceptions de sécurité ;
  • Des mises en place de « boîtes noires » destinées à collecter les métadonnées ;
  • Des balises GPS ;
  • Un régime dérogatoire pour la cryptologie ;
  • Un régime dérogatoire pour certains agents chargés de se livrer à des opérations de piratage en territoire étranger.

Une étude a été réalisée sur l’impact économique des révélations sur le programme PRISM, en particulier sur l’industrie du cloud computing.

Estimation basse en milliards

 

2014

2015

2016

Marché mondial

148.8$

160$

207$

Marché américain

72.9$

75.2$

93.2$

Marché non-américain

75.9$

84.4$

113.9$

Part du marché US avant Prism

85%

80%

75%

Part du marché US après PRISM

80%

73%

65%

Revenus du marché US avant PRISM

64.5$

67.8$

85.4$

Revenus du marché US après PRISM

60.7$

61.5$

74$

Pertes

3.8$

6.4$

11.4$

 

En estimation basse, on chiffre à 21.5 milliards de dollars l’impact sur l’industrie du cloud computing.

Estimation haute en milliards

 

2014

2015

2016

Marché mondial

148.8$

160$

207$

Marché américain

72.9$

75.2$

93.2$

Marché non-américain

75.9$

84.4$

113.9$

Part du marché US avant Prism

85%

80%

75%

Part du marché US après PRISM

80%

73%

55%

Revenus du marché US avant PRISM

64.5$

67.8$

85.4$

Revenus du marché US après PRISM

60.7$

59.4$

62.6$

Pertes

3.8$

8.5$

22.8$

 

En estimation haute, on chiffre à 35 milliards de dollars l’impact sur l’industrie du cloud computing.

Pourtant, les Etats-Unis gardent une place de leader sur le marché des nouvelles technologies mais toutes les entreprises s’accordent à dire que les pertes générées par les révélations concernant PRISM ont été importantes. En effet, elles soulignent la perte de confiance envers les prestataires et dans un sondage réalisé auprès de 300 ressortissants Britanniques et Canadiens, clients d’entreprises américaines, 70% des sondés ont énoncé être prêts à sacrifier de la performance-machine en échange d’une parfaite garantie de la confidentialité des échanges. Par ricochet, une entreprise Suisse a vu son chiffre d’affaire faire un bond de 45% suite aux révélations sur PRISM, son service offrant des garanties de confidentialité supérieures à ses concurrents américains.

L’autre impact majeur a été la perte de marchés internationaux. En effet, la Chine a fait savoir qu’elle imposerait de nouvelles conditions drastiques pour ses partenaires américains. Les entreprises allemandes ont également exclues de leurs tractations les sociétés américaines. Le Brésil a purement et simplement annulé un marché public passé avec Boeing.

Même le e-commerce a été impacté. Selon une étude Harris, sur un échantillon de 2000 personnes, 47% des sondés ont souligné faire preuve de beaucoup plus d’attention quand ils faisaient des achats en ligne et 26% ont changé leurs habitudes de consommation en ligne, délaissant le e-commerce pour se rendre dans des boutiques physiques et ralentissant les transactions bancaires en ligne.

Outre l’impact direct sur l’économie, tant interne qu’internationale, il y a eu un autre effet de bord : l’augmentation de la criminalité en ligne.

En révélant les mesures concrètes mises en place pour écouter et interceptions les échanges, il est devenu clair pour chacun qu’Internet était beaucoup moins sécurisé qu’on ne pouvait le penser. De ce fait, non seulement les associations ont encouragé les personnes à avoir recours à des moyens de cryptologie mais également les décideurs et les entreprises, qui ont fortement incité leurs clients et partenaires d’affaires à utiliser des technologies de chiffrement, afin de garantir la confidentialité de leurs échanges. Voyant une opportunité dans cet appel, des personnes malveillantes ont volontairement intégré des failles de sécurité dans des systèmes de chiffrement, des portes dérobées permettant d’aspirer les données ainsi que diverses vulnérabilités.

Projections sur le cas français

Il est difficile de dire à combien se monteront les pertes pour les entreprises du secteur IT français. S’il est évident que certaines sociétés de télécommunication vont gagner de nouveaux marchés publics, le coût de la surveillance aura un impact sur les entreprises plus modestes, dont les clients sont majoritairement issus du secteur privé. Quant aux particuliers, ils risquent de délaisser les hébergeurs français pour se tourner vers les prestataires étrangers, notamment Norvégiens, Suisses ou encore Islandais.

Enfin, il est intéressant de noter le décalage de discours entre Beauvau et Bercy. Si le premier semble voir Internet comme un nid à criminel, le second essaie d'y encourager les investissements et les embauches. Le manque de cohérence interministériel est un autre facteur à risque. 

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